mardi 11 novembre 2008

D'abord elle ne pensait à rien - Anonyme

D'abord elle ne pensait à rien. Puis elle s'est rappelé qu'elle n'avait pas sorti les poubelles.N'avait-elle rien de mieux à penser, cette suicidée de 28 ans ? Pour la première fois dans sa vie elle appréciait le vent qui glissait à la verticale dans ses cheveux. Qu'il devait être beau, vu de loin, son saut de l'ange. Bizarrement les anges, aujourd'hui elle avait décidé de leur sourire.

Elle s’appelait Sucre, avait la peau comme une nacre bien vivante, et souriait beaucoup. Elle avait fait ce geste de façon totalement aléatoire, sans réel chagrin et sans vrai désespoir ; cependant elle y était, lancée dans le vide dans les tous derniers instants de sa vie. Peut-être que cela ne voulait rien dire ; peut-être que cela signifiait : « Maintenant, profite ! ».
Elle n'avait rien prévu cette après-midi, et pourtant tout était parfait. Sa vie était devenue claire et lumineuse, elle avait laissé au 8ème étage tous ses petits problèmes d'enfant. "Je n'ai jamais rien aimé" s'est dit la presque-morte, "sauf la glace au citron". Et puis tout est devenu bon et piquant comme de la glace au citron. C'est fou ce à quoi on pense dans des moments pareils, encore à quelques mètres du bitume sec.
Il y avait le chat, Papa et Maman dont elle ne garde rien qu’un nom, les papiers en désordre dans la corbeille du salon et que quelqu'un fouillera tôt ou tard. Voila l'instant T, le coup du match, et elle reste pourtant frivole, à penser à ces choses. Elle se sentait un peu sotte aussi, de ne pas vivre le moment dans une pureté intégrale.

« Je n'ai jamais rien aimé, ni personne d'ailleurs » : c’était le coup de la mélancolie ! La désespérée gagnait de la vitesse et commençait à avoir le bout du nez froid. Et des papillons dans l'estomac, comme quand on fait de la balançoire un peu trop vite. Ou qu'on saute du 8ème étage. Elle trouvait ça très agréable. A quelques secondes du macadam, elle ne s'était jamais sentie aussi libre, légère, et ressentait quelque chose d’indéfinissable comme la première gorgée de menthe à l'eau qu'on s'entend boire quand on a très soif.

Au fur et à mesure qu’elle réalisait, que sa vie n’était maintenant plus très longue, au moment où elle passait devant la fenêtre de la voisine du 1er, ses pensées fusaient tous azimuts. Et que n’avait elle pas vécu ? Elle avait passé la vie, l’Amour. La vieillesse, le corps et les meilleures senteurs, elle n’en savait rien. N’avait pas vu ses enfants, Dieu, le soleil par en face… l’Amérique !

Et puis, patratras…

Anonyme

lundi 10 novembre 2008

Fleuve - Karel KARJALAN

Les ombres dorment sur le port
Tue les Valya !
Et sur le premier navire venu,
à la prochaine Marée,
embarque et fuis, encore, encore


Les absents ont toujours tort
Oublie les Valya !
Quand une flamme s’est perdue
les mots ne sont plus, étrangers,
que des fumées, des Sémaphores.


Partis demain, aux aurores
Nous serons loin Valya !
et dans les mers du Sud inconnues,
sur l’Arche des oubliés,
nous en irons vers le Bosphore.


Tu crois entendre au-dehors
le chœur immense des disparus,
mais pas, profonds et continus,
les Accords familiers
de tous les chants des trompe-la-mort.


Ce ne sont donc plus les mers du Nord,
les maisons que tu as connues,
écoute les donc, elles se sont tues
les longues Plaintes mêlées
de ceux qui ne sont qu’un, et qui dort.

Karel KARJALAN

Mon frère dort - Foucauld GIULIANI

Mon frère dort.

Il ne dort pas recroquevillé comme certains. Non, mon frère dort étendu sur le dos, les mains le long du corps, les jambes droites. Sa respiration est régulière et ses paupières closes semblent accueillir dans leur renfoncement la pâle lumière de la nuit.

Mon frère a saisi la bonté de l’existence, il s’est donné à la nuit, il n’a pas cherché le sommeil.

Le sommeil l’a accueilli. Il a accepté le don de mon frère, il s’est emparé de ce corps confiant et serein. Il l’a empli de son souffle réconfortant.

Le sommeil apaise celui qui s’abandonne à son mystère ; il tourmente l’agité dont le corps tortueux se rend, résigné, accablé de fatigue, transpirant de n’avoir pu lui confisquer son secret.


Foucauld GIULIANI