lundi 20 octobre 2008

La Haine du matin - Ernest COLLOPE

8h45. Il monte dans la rame. Sûrement dix minutes de retard pour aller au bureau. Déjà, le métro est plus vide que d’habitude. Il n’a pas eu besoin de s’écraser contre un autre type en costume-cravate pour pouvoir entrer.

            D’habitude, pas besoin de s’accrocher à une barre pour ne pas tomber quand le train démarre : le type en costume-cravate à sa gauche amortit le choc. Tous les autres types en costume-cravate amortissent le choc.

            Il s’accroche à la barre près de la porte pour amortir le choc. D’habitude, il ne sait pas quoi faire de son attaché-case, où le caser. Il doit se baisser avec difficulté pour le coincer entre ses pieds. Ou alors il n’y arrive pas, trop de monde. Il le laisse flotter entre les jambes et les fesses en serrant la poignée bien fort, pour ne pas le laisser couler sur les corps glissants. Il regarde autour de lui : est-ce que quelqu’un a une tête à vouloir le voler ? Calvities, crânes chauves et visages fermés. Non, ça a l’air bon.

            Aujourd’hui, pas la peine de s’embarrasser. Il pose la mallette par terre, l’appuie sur sa cheville gauche. Il relève la tête. D’habitude il commence déjà à transpirer. Tout le monde transpire. Les chemises collent à la peau. Les cravates se froissent. La sueur coule sous les cheveux. Les mains moites se frôlent et s’évitent. Le type, derrière, lui expire sur la nuque.

            D’habitude, en entrant dans le métro, j’éprouve quelques difficultés à me sentir comme l’être humain que je suis pourtant censé être. Serrés comme des sardines, on dit serrés comme des sardines, mais ça n’est pas ça. On n’est pas serré, on n’est pas. Prendre conscience de façon palpable, immédiate, qu’on n’est qu’un échantillon de cette grosse viande humide enfournée dans la boîte du métro. La viande humide que sont tous ces gens collés les uns aux autres, et dont je ne suis qu’une partie. Mes jambes, mes bras, tout ça, ça n’est qu’une partie du gros morceau de viande. Je ne peux pas bouger mes jambes, je ne peux pas bouger mes bras, je ne fais que les regarder. Je me regarde. Il. Dans la boîte du métro. Mais ce n’est pas une boîte. C’est plutôt comme un emballage en plastique fin. Collant. Glissant. Qui se froisse dans les virages et qui couine sur les rails en ralentissant pour s’arrêter à la station suivante. Et les bouts de la viande s’accrochent sur le plastique mou pour ne pas tomber. Ils ont chaud tout d’un coup. Ca fait du jus de transpiration.

Aujourd’hui, il ne transpire pas. Pas de corps en nage pour l’empêcher de sentir la puanteur des égouts. La foule des bureaux est déjà passée : un petit monde réglé au chronomètre. Pourtant, il ne peut pas s’asseoir. Il y a tout de même trop de monde. Mais ce n’est plus le même monde. Aujourd’hui, on ne lit pas le journal : on discute. Aujourd’hui, on ne regarde pas sa montre, anxieusement : on somnole.

Dix minutes de retard et c’est la foule des bourlingueurs qui a pris place sur les banquettes. Quelques types avec des étuis à instruments, sûrement un orchestre de jazz qui vient de remballer son matériel après avoir passé la nuit à jouer dans une boîte. Il y en a qui ferment les yeux : crevés. Il y en a qui regardent par la fenêtre, le regard fixé sur les murs du tunnel. Ils suivent les câbles qui se balancent entre les ampoules de néon disposées tous les quinze mètres. On dirait qu’ils s’agitent, comme des gros serpents. Enfin, ils n’ont sûrement jamais vu un gros serpent, surtout un gros serpent qui s’agite comme ça. Enfin, ça doit quand même s’agiter comme ça, un gros serpent. C’est le mouvement. Secousse. Les yeux : cernés. Il y en a aussi qui discutent, la bouche pâteuse, mais ils ne savent même plus de quoi ils parlent. Les yeux fixés sur le plafond, ou sur le deuxième bouton de l’imper, en partant du haut, il est mal mis dans la boutonnière. Comme si ça avait un intérêt, le deuxième bouton de l’imper. Trop crevé. Celui-là se gratte avec sa main gauche l’œil gauche sous les lunettes. Ca pique, sûrement, pas dormi.

Au milieu de l’orchestre il y a les deux amoureux. Ils reviennent de l’hôtel, sûrement. Il a dit à ses vieux qu’il allait dormir chez son ami Paul. Elle a dit à ses vieux qu’elle allait dormir chez la cousine Mary. Pourquoi pas. Maintenant ils rentrent, ils vont faire semblant d’avoir dormi. Oui oui, je me suis bien amusé maman…

Montre. Merde merde, je suis en retard. Pas humain, obliger ses gosses à en arriver là. Tu feras pareil. Se souvenir de ne pas faire pareil. Et puis non. Ils ne rentrent pas de l’hôtel. On n’en sait rien. C’est comme une image. On peut la toucher, on peut la regarder, mais pourquoi ils sont là…

On n’en sait rien. En fin de compte, on s’en fiche. Ils s’en fichent de moi, je m’en fiche d’eux. Ils n’ont pas vu que je les regardais. Il n’y a que moi pour observer les gens dans le métro. Eux ils s’en fichent. Après tout on ne se connaît pas.

Je dis ça, je dis toujours ça, mais enfin ça ne m’empêche pas de continuer à regarder. C’est trop tentant, d’essayer de deviner ce qu’ils pensent, ces gens ; qui ils sont ces gens.

D’ailleurs, tout en pensant, j’ai continué à regarder, sans m’en rendre compte. Celui-là est plus jeune, on dirait. Avec son étui rectangulaire coincé entre les genoux, les mains croisées sur l’étui rectangulaire, le menton posé sur les mains croisées, la tête penchée en avant, les yeux sur la tête qui regardent par terre. Ca réfléchit. Ca a mal aux doigts, trop joué. Mais tout ça, je ne le réalise qu’après coup, quand je vois brusquement sa paire d’yeux qui me harponne. Je le fixais, il s’en est rendu compte. Toujours un moment embarrassant, d’être nez à nez avec un type qu’on a regardé sans avoir vu, et qui, craignant qu’on en sache long sur lui à force de l’avoir observé, en sait beaucoup plus sur nous à force de nous avoir remarqué. On ne se sent jamais aussi épié que quand on nous a vu épier.

Et donc. Là. Il a levé la tête. Il a croisé mon regard, le regard du type qui a dix minutes de retard. Ils ne bougent plus, d’un coup, nous deux, tous les deux. Les yeux dans les yeux. Le gosse a vu que je l’observais. Qu’est-ce qu’il a ce vieux con à m’observer ? Si je baisse les yeux en premier, le gosse saura que je l’observais, pour de bon. Ce vieux con, on va voir s’il a le cran de tenir ses yeux bien droits sur moi, longtemps, longtemps.

Normalement, les types qui croisent leurs regards, il y en a toujours un des deux qui tourne la tête aussitôt, et l’autre se marre dans sa tête. Et l’autre, en regardant par la fenêtre, se demande si l’autre est encore en train de l’observer. Et les autres, tout autour, n’ont rien vu, mais eux, ça leur occupe la tête pendant cinq minutes, à la place des gros serpents sur le mur du tunnel.

Enfin là, non. Il me regarde, je le regarde, les deux types se regardent bien fixement, bien fixement. Et ça n’était qu’un gosse et un vieux con, mais ça devient l’autre, juste l’autre et moi. On ne dirait pas comme ça, qu’on puisse haïr quelqu’un à qui on n’a jamais adressé la parole, mais c’est bien de la haine, entre les deux types. C’est de la haine qui les empêche de cligner des yeux, c’est la haine qui les attire l’un contre l’autre. La haine : c’est le vieux qui lui écraserait la tête sur son étui, au mioche, la tête qui s’aplatit, qui rapetisse sur le bois dur, c’est rouge, c’est mou, ça va s’arrêter de couler alors il mord dans le mioche, il avale sa viande, il avale. J’arrête d’avaler, d’un coup, un grand frissonnement remonte dans mon dos, jusqu’à la nuque, et ça se termine par mon épaule, d’un coup, un grand spasme. Mais l’autre est encore en train de m’observer, mais ça n’est pas fini, les deux types s’observent toujours, et pendant ce temps, je vois la viande aller contre la viande. Pendant ce temps, la haine c’est le gosse qui lui arrache les dents, au vieux con, une par une, il tire sur la gencive qui reste coincée, il lui met le poing dans le gorge et il creuse profond, bien profond et il lui attrape les boyaux et il les écrase et il les arrache. On ne se sent jamais aussi violé que quand on nous a vu violer, dépecer du regard la petite vie privée minable d’un pauvre type à qui on n’a jamais adressé la parole. Et alors il y a des morceaux de viande collés par terre, sur le mur, sur le plafond, avec les gouttes qui coulent et qui coulent et qui tombent.

L’homme au feutre, à ma gauche, s’est levé, quand la rame a commencé à ralentir, et s’est dirigé vers les portes. Je serre la barre quand ça freine, mais ma mallette glisse le long de mes chevilles. Je la replace avec mon pied droit. Quand je relève la tête, le garçon ne me regarde plus, le garçon a replacé sa tête sur ses mains, le garçon m’a oublié. M’a-t-il vraiment observé ? Peut-être que je dors encore à moitié. Montre. Et merde, je vais me faire tuer.

Curieux, cette haine. Même si j’étais endormi, c’en était. Elle surgit de nulle part, comme ça, naturellement. Il y a sûrement encore des crétins de philosophes pour penser que l’homme est bon : ils ont jamais pris le métro. Il y a même pas d’hommes, d’ailleurs, c’est juste de la viande compacte quand le métro est rempli, de la viande morne quand le métro est vide. De la viande pleine de haine, c’est ça l’humanité. Tu parles d’un modèle. Des morceaux de viande morne qui s’agitent au contact d’autres morceaux de viande morne. Je pourrais en tuer un le matin, si je ne devais pas surveiller mon attaché-case. Bizarre, quand même, comme ça surgit, un regard, et puis hop, on y est. Et ensuite, hop, ça finit pareil, comme ça. Maintenant, tout est calme.

Les deux amoureux ont disparu. Ils ont dû descendre en même temps que l’homme au feutre. Ou alors ils se sont juste évanouis. Sale coin, pour des amoureux, le métro. Maintenant ça fait un espace vide à la gauche du gosse, qui ne me regarde plus du tout. Brusquement, il a l’air à l’écart, on dirait qu’il flotte, on dirait qu’il est la seule chose immobile dans la rame qui grouille. Il est dans sa bulle. Sûrement que si quelqu’un me regarde en ce moment, il se dit ça : « Il est dans sa bulle, c’est tout flou autour de lui ». On doit tous être dans notre bulle.

Ca doit être ça. On a chacun sa bulle, mais il ne faut pas qu’elles se rencontrent. Sinon, on est comme surpris, comme pris sur le fait, sur je sais pas quel fait. Et là ça devient rouge, avec de la haine. Il vaut mieux pas rencontrer les gens, les rencontrer vraiment. C’est dur, dans le métro, de ne pas rencontrer quelqu’un. C’est plein de types, un métro, mais pour garder sa bulle, il vaut mieux pas les croiser du regard. Faire comme s’ils n’existaient pas. Finalement, c’est vide, un métro. C’est même pas rempli de viande, c’est juste moi et rien d’autre.

Tout à coup, ça se vide vraiment, même plus besoin de faire semblant. On s’est encore arrêtés, et tout l’orchestre de jazz descend avec ses étuis. Ca fait du bruit, et puis après, une sorte de silence assourdissant, quand il n’y a plus personne. Mais le gosse est resté. Il ne doit pas faire partie de l’orchestre, en fait. Il regarde toujours par terre, la tête entre les mains. Et quand j’entends les sirènes, je me dis, en le regardant, qu’il a l’air drôlement seul, d’un coup. Je revois, comme une photographie gravée dans ma tête, le même gosse, dans la même position, mais cinq minutes plus tôt, au milieu de la foule des passagers somnolents. Je revois toutes les bulles, les gens dans la leur, et lui dans la sienne, isolé, déjà. Ca doit être difficile d’être plus seul que quand on est seul dans la foule. C’est discret. En tout cas c’est plus dur que d’être seul tout seul. Un petit regard haineux, ça tient presque compagnie en fin de compte. Toujours mieux que d’avoir la tête entre les mains. Toujours mieux que de regarder la vieille couleur du sol plastifié dégueulasse d’un métro crasseux. Ca fait presque pitié. Le métro redémarre. Enfin je vais quand même faire attention à rester dans ma bulle. J’arrête de regarder. On ne sait jamais. Merde, c’était ma station.

 

Ernest COLLOPE

1 commentaire:

par Felix a dit…

Portail science exacte [modifier]
Bonjour Hervé,
Pourrais-je savoir pourquoi vous avez supprimé mon article sur le LTIPTF.
Il était, j'en conviens, inachevé, mais il me semble que rejeter ainsi les contributeurs débutants est une pratique relativement peu défendable, voire technocrate.
Je vous remercie de bien vouloir me répondre.
Cordialement,
Ernest Collope (Mistercaillou).


BAS LES MASQUES !!!!!!!!!!!!